PART. 2
Une puissance assise sur le commerce et l’agriculture
Mêlée à ces outils et à une profusion de céramiques – dont certains fragments sont ornés de motifs zoomorphes – c’est toute une faune inattendue qui a foulé le sol de Kunara. Des os d’ours, de lions, d’animaux sauvages prestigieux à cette époque, témoignent de chasses royales ou de présents respectueux. Les restes de deux chevaux, montures exceptionnelles pour le IIIe millénaire, confirment également que Kunara était loin d’être un lieu périphérique. « La ville a sans doute profité de sa situation stratégique à la frontière entre les royaumes iraniens à l’est et la Mésopotamie à l’ouest et au sud »,suggère Christine Kepinski.
Mais c’est sûrement les richesses agricoles de la région qui favorisèrent son essor. Les archéologues ont découvert des restes de chèvres, de moutons, de vaches, de porcs, suggérant l’existence d’un important système d’élevage. La présence d’un réseau d’irrigation au sud de la ville rappelle également la maîtrise atteinte par les habitants de cette région dans la culture des céréales – principalement l’orge et le malt5.
Vase décoré de serpents et de scorpions. - C. Verdellet / Mission archéologique française du Peramagron
Ce sont d’ailleurs les rouages de cette économie agricole que les scribes de Kunara ont gravés sur les dizaines de tablettes retrouvées sur le site : « Ils maîtrisaient les écritures akkadiennes et sumériennes6 aussi bien que leurs voisins mésopotamiens », souligne Philippe Clancier, spécialiste de ces écritures cunéiformes.
« Les premières tablettes qui ont été trouvées dans un bâtiment de la ville basse listent un grand nombre d’entrées et de sorties de farine », poursuit-il. « C’était un véritable bureau des farines, renchérit Aline Tenu, vraisemblablement au profit de l’Ensi7 de Kunara. »
Sa mention dans les tablettes ainsi que celle du titre de Sukkal (un très haut dignitaire de l’État), évoque une administration politique calquée sur le modèle mésopotamien. Simple emprunt à son puissant voisin ou marque de soumission à l’Empire d’Akkad ? « Il est encore trop tôt pour le dire, évoque prudemment Aline Tenu, il se pourrait aussi qu’il s’agisse d’une organisation hybride construite au fil d’annexions et d’indépendances successives. »
Une langue et une écriture propres
C’est d’ailleurs ce qu’invite à penser le deuxième lot de tablettes découvert en 2018, toujours dans la ville basse, mais dans un autre secteur. Il n’y est plus question de farine, mais certainement de grains, denrée nettement plus précieuse : « Les tablettes renseignent des dépôts considérables, certains pouvant atteindre plus de 2 000 litres », gage Philippe Clancier. Ces volumes importants confirment bien une activité agricole soutenue et des collectes de grande ampleur menées par une ville d’envergure. Mais c’est l’unité dans laquelle elles ont été reportées qui surprend : « Ce n’est pas le gur impérial d’Akkad8, mais le gur du Subartu, soit littéralement le “gur du Nors” », explique l’épigraphiste. Une unité inédite et unique, attestée seulement à Kunara : « L’utilisation d’une unité originale pourrait sonner comme un acte d’indépendance », suggère Aline Tenu.
Autre élément intéressant : les tablettes regorgent de lieux de provenance, tels que « Khabaya » ou « Ninarshuna », dressant une liste de noms totalement inédite pour les assyriologues : « Bien qu’écrits en cunéiforme, ces noms ne sont pas de consonance mésopotamienne », atteste Philippe Clancier. Kunara et sa région possédaient des appellations et une langue propre. Seul regret, aucune tablette ni aucune brique inscrite n’ont révélé à ce jour le nom originel de la ville. « Mais on va continuer à chercher », se réjouit Aline Tenu, le regard déjà tourné vers la prochaine campagne de fouilles prévue à l’automne 2019. Avec elle, de nouvelles découvertes pourraient apporter des réponses aux questions demeurées en suspens. Qui étaient plus précisément les habitants de Kunara ? Étaient-ils bien des Loulloubi ? Et sinon, qui étaient-ils ? Et surtout, pourquoi cette ville n’a-t-elle jamais repris vie après le violent incendie qui l’a, semble-t-il, ravagée il y a plus de 4 000 ans ? Et espérons-le aussi, nous livrer enfin le nom que lui avait donné ce peuple encore mystérieux des montagnes. ♦
Notes
1.Unité CNRS/Inrap/Ministère de la Culture/Université Panthéon-Sorbonne/Université Paris Nanterre/Université-Vincennes-Saint-Denis.
2.L’assyriologie débute en 1842, lorsque le gouverneur français Paul-Émile Botta fit exhumer des plaines semi-arides du nord du Kurdistan les sculptures monumentales et l’une des portes de ce qui fut le palais de Khursabad (Ier millénaire av. J.-C.).
3.Nommer ainsi bien plus tard par les Grecs de l’Antiquité : « meso » signifiant « entre » et « potamos » les « fleuves ».
4.Les exploits de ce héros, roi d’Ourouk (début du IIIe millénaire) ont été relatés dans un récit, rédigé en akkadien aux XVIIIe-XVIIe siècle avant J.-C.
5.Le malt servait notamment à fabriquer de la bière.
6.L’akkadien, première écriture sémitique, est une version syllabaire dérivée des pictogrammes cunéiformes sumériens ; les deux langues resteront longtemps mêlées en Mésopotamie.
7.Le titre d’Ensi signifie aussi bien « roi » que « gouverneur ».
8.1 gur valait alors 300 litres.