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La décapitation, une mise à mort aux nombreux visages

Robin Verner

Source - http://www.slate.fr/story/103571/decapitation-mise-mort-nombreux-visages#xtor=RSS-2

Salome solariSalomé recevant la tête de Saint-Jean-le-Baptiste Andrea Solari via Wikimedia CC License by

Depuis l'Antiquité, couper la tête d'un être humain a toujours revêtu une signification très particulière.

«Caput, capitis», la tête, c’est le substantif à partir duquel le latin en a formé un autre: «capital», peine capitale. Depuis l’Antiquité, la décapitation est la mise à mort par excellence. L’homme qui a coupé la tête de sa victime peu avant de provoquer une explosion dans l’entreprise Air Products en Isère, le 26 juin, n’a pas seulement imité, volontairement ou non, les assassins de James Foley, de Steven Sotloff, d’Hervé Gourdel ou encore des 21 coptes exécutés en Egypte. Il s’est inscrit dans une tradition aux multiples significations.

Entre trophée du guerrier et derniers honneurs

La décapitation à la hache, au couteau, à l’épée, est avant tout une affaire de soldats. Elle est la concrétisation d’un triomphe sur l’ennemi vaincu, sur lequel on prélève un trophée et qu’on humilie une dernière fois par la même occasion. Si cette dimension n’est pas réservée aux hordes de l’Antiquité (les armées de Tamerlan en feront un usage immodéré au XIVe siècle, si on en croit la légende noire du chef de guerre turco-mongol), la décapitation post-victoire reste leur spécialité. 

Dans son imposante Géographie, le géographe Strabon, grec de culture latine du Ier siècle, s’effraie à l'époque des mœurs martiales dont faisaient montre certaines tribus gauloises, peu avant leur conquête par les Romains:

«Avec leurs habitudes de légèreté, ils ont cependant certaines coutumes qui dénotent quelque chose de féroce et de sauvage dans leur caractère, mais qui se retrouvent, il faut le dire, chez la plupart des nations du Nord. Celle-ci est du nombre: au sortir du combat, ils suspendent au cou de leurs chevaux les têtes des ennemis qu’ils ont tués et les rapportent avec eux pour les clouer, comme autant de trophées, aux portes de leurs maisons.»

Strabon se réjouit ensuite que les Romains aient par la suite réussi à faire passer le goût de la décapitation belliqueuse aux Celtes. La République puis l’Empire de Rome pratiquent pourtant la décollation, mais la réservent à leurs citoyens les plus respectables, c’est-à-dire ici les plus élevés dans l’échelle sociale et politique. Un trait qu’on retrouve au fondement du fonctionnement judiciaire de la monarchie française.

La peine de mort la plus infamante de l’Ancien Régime est sans doute l’écartèlement qu’on destine, entre autres, au régicide de basse extraction. Plus largement, les sentences suspendues au-dessus de la tête des criminels mal-nés sont diverses et variées, mais la pendaison y tient une bonne place. Les aristocrates bénéficient sur ce point aussi d’un privilège: «Les nobles disposaient d’un catalogue de privilèges dont celui de ne jamais être touchés par la main du bourreau, porteuse d’infamie. L’exécution des aristocrates était donc menée par l’intermédiaire d’une épée», analysait l’historien Michel Porret dans un entretien avec le journal suisse Le Temps. Même un conspirateur de grand chemin comme le marquis de Cinq-Mars pourra bénéficier de cette clause officieuse au moment de voir sa vie abrégée sous Louis XIII.

C’est donc au nom de l’impératif démocratique et du progrès que, dans le Code pénal auquel donne naissance le travail de la Constituante dans les premières années de la Révolution française, il est stipulé que «Tout condamné à mort aura la tête tranchée», et ce au moyen de la guillotine que l’on vient de mettre au point. Désormais, l’égalité devant la loi et le droit s’impose également devant la mort. Cette vision prévaut en France jusqu’à l’abolition de la peine de mort.

La valeur politique de la décapitation ne compte pas pour rien non plus depuis cette époque. Pendant la Terreur, la feuille du journaliste ultra-révolutionnaire Hébert, le Père Duchesne, vante souvent le nivellement égalitaire et libérateur que représente le «rasoir national». Avant même l’instauration de la Terreur, le passage du ci-devant Louis XVI proclame à la face du monde la portée politique de la décapitation: on coupe une tête comme on coupe symboliquement les ponts derrière soit, comme s’il s’agissait du seul moyen de s’assurer que les extrémités de l’hydre du despotisme ne repoussent pas.

Un imaginaire mystique et religieux

Aux racines de la culture occidentale, la Bible fait grand usage de la référence au raccourcissement. Dans l’Ancien testament tout d’abord, la belle veuve Judith fait tourner puis tomber la tête du général assyrien Holopherne. Dans le Livre de Judith, les Assyriens, puissants voisins d’Israël, se précipitent sur la terre où vit le peuple juif. Bientôt, la terrible armada, partout victorieuse, met le siège devant la ville de Béthulie dont les habitants se désespèrent. 

Judith prend alors le taureau par les cornes et use d’un subterfuge pour ruiner le projet des Assyriens. Avec sa servante, elle se fait accepter dans leur bivouac sous le prétexte fallacieux de trahir ses concitoyens. Holopherne l’accepte dans sa tente. Un peu plus tard, Judith assure qu’elle cédera au général qui lui a témoigné le désir le plus ardent. Pour fêter la bonne nouvelle, le chef militaire «boit plus qu’il n’avait jamais bu». Mal lui en prend car:

«Ayant dit ces paroles, elle s’approcha de la colonne qui était à la tête du lit d’Holopherne, détacha son épée qui y était suspendue et, l’ayant tirée du fourreau, elle saisit les cheveux d’Holopherne, en disant: "Seigneur Dieu, fortifiez-moi à cette heure!" Et de deux coups sur la nuque, elle lui trancha la tête. Puis elle détacha le rideau des colonnes et roula par terre le corps décapité; et, sortant sans retard, elle donna la tête d’Holopherne à sa servante, en lui ordonnant de la mettre dans son sac. Elles partirent ensuite toutes deux, selon leur coutume, comme pour aller prier, et, après avoir traversé le camp et contourné la vallée, elles arrivèrent à la porte de la ville. Judith cria de loin aux gardiens des murailles: "Ouvrez la porte, car Dieu est avec nous, et il a signalé sa puissance en faveur d’Israël."»

L’étêtement prend donc ici des allures de traduction physique du courroux divin.

Cependant, c’est le Nouveau Testament qui a probablement fourni l’image la plus saisissante de décapitation dans l’imaginaire religieux. Saint Jean-le-Baptiste, connu pour baptiser ses disciples dans les eaux du lac Jourdain avant même l’arrivée de Jésus, se fait lui-même tremper le visage par celui qu’il considérait comme le Messie. Il demande alors à ses partisans de suivre Jésus tandis que lui continue de vivre une existence de franc-tireur. Celle-ci l’amène à dire ses quatre vérités à Hérode, le blâmant pour avoir épousé Hérodias, la femme de son frère. Hérode le jette en prison. C’est ici qu’intervient une brillante chorégraphe que la tradition retiendra sous le nom de Salomé,comme le raconte St Marc:

«La fille d'Hérodias entra dans la salle; elle dansa, et plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille: Demande-moi ce que tu voudras, et je te le donnerai. Il ajouta avec serment: Ce que tu me demanderas, je te le donnerai, fût-ce la moitié de mon royaume. Étant sortie, elle dit à sa mère: Que demanderais-je? Et sa mère répondit: La tête de Jean Baptiste.Elle s'empressa de rentrer aussitôt vers le roi, et lui fit cette demande: Je veux que tu me donnes à l'instant, sur un plat, la tête de Jean Baptiste. Le roi fut attristé; mais, à cause de ses serments et des convives, il ne voulut pas lui faire un refus. Il envoya sur-le-champ un garde, avec ordre d'apporter la tête de Jean Baptiste. Le garde alla décapiter Jean dans la prison, et apporta la tête sur un plat. Il la donna à la jeune fille, et la jeune fille la donna à sa mère. Les disciples de Jean, ayant appris cela, vinrent prendre son corps, et le mirent dans un sépulcre.»

Découlant de cette source, la décapitation adopte une couleur mystique dans les cultures chrétiennes, dans les réalisations artistiques comme dans les croyances populaires. Les peintres sont très nombreux à avoir fixé le triste et trouble épisode, du Caravage à Gustave Moreau. En littérature, Flaubert aussi s’est appesanti autant sur les courbes de Salomé que sur le châtiment qui s’est abattu sur les épaules, et surtout le cou, de Saint Jean-le-Baptiste.

Décapiter pour nier l’humanité de son adversaire

On tue la bête en l’égorgeant puis en détachant la tête du reste du corps, parfois après lui avoir lié les pattes. Dans les abattoirs modernes, c’est encore à la tête de l’animal que l’on s’attaque, en l'étourdissant au moyen du pistolet d’abattage. En ce sens, décoller un individu peut revenir à l’expédier tout droit non seulement hors du monde des vivants, mais avant ça, dans celui des bêtes.

Cette vision d’une humanité résidant tout entière ou presque dans la tête, qui surmonte le corps et s’affirme comme le siège de la raison, est au centre de certaines philosophies. La pensée d’Emmanuel Lévinas a vu dans le concept de «Visage » l’irruption indéniable de l’obligation éthique au sein du Moi. L’individu est bousculé dans son cynisme, sa relation instrumentale au monde, voire son solipsisme (l'idée selon laquelle l’individu fait de son existence la seule réalité tangible) par la vision d’un Visage dont l’expression est à la fois offerte, car le visage est une partie de la chair qu’on laisse à nu et qu’on peut aisément photographier ou filmer, et dissimulée car ambivalente. 

Le visage d’autrui interroge l’homme et le force à considérer qu’il ne peut pas agir avec égoïsme tout en prétendant rester quelqu’un de moral. Dans le respect du visage de l’autre, ou négativement dans sa destruction, le sujet apprend sa responsabilité face à ses semblables.

«Le visage s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère. La conscience perd sa première place»écrivait Lévinas.

Cette pensée qui exalte le visage est née en partie de la réflexion menée autour des grandes barbaries du XXe siècle. Bien sûr, elle est loin de suffire à empêcher les folies du nôtre.