On a retrouvé les mots du groupe C

 

On a retrouvé les mots du groupe C

Claude Rilly

Source - http://www.larecherche.fr/content/recherche/article?id=24352 

 

Depuis qu'ils ont trouvé, dans la vallée du Nil, des vestiges du « groupe C » - une population d'archers contemporaine des pharaons -, les archéologues considéraient leur langue comme disparue. Faute de traces. Mais de récentes comparaisons linguistiques révèlent une tout autre histoire.

Des langues qui ont longtemps dominé de vastes régions peuvent-elles disparaître sans laisser de traces ? Qui, par exemple, parle encore le gaulois, qui converse encore en étrusque ? Personne, car ces peuples ont changé de langue... Cette réponse contient en elle-même sa propre contradiction. Le mot « personne » dérive en effet du latin persona (« masque »), que les Romains ont emprunté aux Étrusques. Quant au verbe « changer », il ne vient pas du latin classique qui utilisait mutare , mais du latin tardif cambiare , emprunté... au gaulois.

Comme les sites archéologiques, les langues sont formées de strates successives. En français, le latin est la source principale du vocabulaire. Mais une petite centaine de mots plus anciens, essentiellement gaulois, ont survécu, comme « alouette », « ambassade », « ruche » : c'est un « substrat ». En ce sens, l'étymologie est une archéologie du langage, qui exhume, couche après couche, la mémoire d'une langue. Appliquée aux langues du Soudan ancien, elle apporte un éclairage inédit sur l'une des cultures les plus mystérieuses de la vallée du Nil, le « groupe C ».

L'archéologue américain George Reisner fut le premier à entreprendre sur une vaste échelle des fouilles au Soudan, entre 1907 et 1919. Il y découvrit les vestiges de cultures anciennes antérieures à l'occupation pharaonique, qu'il nomma, faute de mieux, groupe A * , B * et C. D'origine inconnue, la population du groupe C occupe la Basse-Nubie, au sud d'Assouan, dès 2500 av. J.-C. Toutefois, elle doit bientôt composer avec deux puissances rivales, l'Égypte pharaonique au nord et le royaume de Kerma au sud. Pour se prémunir contre les invasions, l'Égypte du Moyen Empire érige en effet une imposante ligne de forteresses sur le territoire du groupe C et enrôle dans ses armées ces guerriers réputés pour leur dextérité à manier l'arc. Quant au royaume de Kerma, premier État historique du Soudan, il ne cesse de gagner en puissance et finit par prendre le contrôle des forteresses à la faveur de l'affaiblissement des pharaons, vers 1700 av. J.-C.

Colonisation pharaonique

Entre ces deux géants, la population du groupe C mène une vie pastorale nomade autour de gros bourgs. Elle élabore une céramique décorée de motifs géométriques en couleur qui suscite encore aujourd'hui l'admiration des visiteurs des musées de Leipzig ou de Khartoum. Toute à sa dévotion pour son bétail, elle sculpte dans l'argile des figurines de bovins ou de moutons qui accompagnent les défunts dans leurs tombes. L'écriture y étant inconnue, on ignore quelle langue elle pratiquait. Outre ses qualités militaires, cette population est aussi appréciée des Égyptiens pour ses qualités sportives. On a récemment retrouvé à Hiérakonpolis (actuel el-Kab), au sud de Thèbes, une petite colonie d'individus du groupe C inhumés sur place. Leurs squelettes portent les traces d'affections actuellement connues chez certains sportifs de haut niveau : sans doute s'agissait-il de danseurs et d'acrobates immigrés en Égypte pour y exercer leur art  .

D'abord absorbé par le royaume de Kerma, le groupe C connaît donc avec la terrible reconquête égyptienne sous la XVIIIe dynastie (vers 1500 av. J.-C.) le même sort que le reste du royaume. Sa culture matérielle disparaît pour faire place à la colonisation pharaonique. La Nubie est alors découpée en deux provinces, Wawat (Basse-Nubie) et Koush (Haute-Nubie), administrées par un vice-roi. La fin de la domination égyptienne, au Xe siècle av. J.-C., est très vite contrebalancée par la montée en puissance des royaumes soudanais de Napata (750 av. J.-C. - 300 av. J.-C.), puis de Méroé (300 av. J.-C. - 350 apr. J.-C.), qui prennent possession de la Basse-Nubie. Sous le règne de ces « pharaons noirs », cette province, devenue Akine dans la langue de Méroé, ne montre pas de spécificité culturelle remarquable. Les monuments funéraires destinés à l'élite locale sont d'ailleurs tous inscrits en méroïtique * , la langue du Sud. On peut donc croire que la langue du groupe C a disparu. À moins qu'elle ne se soit conservée sous forme de substrat. Mais où le chercher ?

Aujourd'hui, deux langues de la famille nubienne sont parlées en Basse-Nubie. Le nobiin compte un demi-million de locuteurs au sud de l'Égypte et au nord du Soudan, là où vivait le groupe C. Plus au sud, le dongolawi est parlé par 200 000 locuteurs, autour de Dongola, capitale régionale du Soudan, auxquels il faut ajouter 100 000 locuteurs du kenuzi, un dialecte importé de Dongola à Assouan au XIVe siècle. L'arrivée du parler nubien dans la région remonte à la chute de Méroé, vers 350 apr. J.-C. À cette époque, un nouveau groupe apparaît dans la vallée du Nil, les Nouba. Les rois de Méroé avaient réussi à contenir cette population d'éleveurs pendant des siècles dans leur berceau, l'ouest du Soudan, à l'écart des terres fertiles bordant le fleuve . Leur nom va désormais désigner toute la région et ses habitants : ce sont eux les seuls vrais « Nubiens » au sens ethnique et linguistique du terme. Leurs langues remplacent le méroïtique et, après leur christianisation au VIe siècle, s'écrivent à l'aide d'un alphabet adapté du grec. D'autres langues nubiennes modernes sont par ailleurs toujours parlées dans l'ouest du Soudan : le nubien du Kordofan, dans les monts Nouba, le midob et le birgid (sans doute éteint) au Darfour.

Les deux langues nubiennes du Nil, nobiin et kenuzi-dongolawi, présentent une relation paradoxale, qui n'a pas manqué de susciter l'intérêt des linguistes. En effet, elles partagent 70 % de leur vocabulaire et sont très proches tant par leur phonologie * que par leur grammaire, mais leurs locuteurs ne se comprennent pas. Ce paradoxe avait déjà été relevé par les voyageurs arabes au Moyen Âge. Ils avaient constaté une nette frontière linguistique entre le royaume chrétien de Nobadia, où le nobiin était parlé, et celui de Dongola, situé immédiatement au sud.

Vocabulaire emprunté

Mais les premiers linguistes qui décrivirent ces langues, notamment l'Autrichien Leo Reinisch, n'offrirent pas d'explication à ce phénomène. Au milieu du XXe siècle se développèrent des techniques pour mieux rendre compte de la proximité des langues, en particulier la lexicostatistique (lire « Une méthode pour comparer les langues », ci-dessous). En 1982, le linguiste canadien Robin Thelwall applique cette méthode aux langues nubiennes modernes. Il constate deux faits apparemment contradictoires. Au sein de la famille nubienne, le dongolawi et le nobiin sont les deux langues les plus proches avec un taux de cognation * de 67 %. Mais le nobiin est la langue la plus éloignée des autres langues de la famille avec des taux de cognation allant de 32 % à 43 %, alors qu'ils vont de 40 % à 56 % pour le dongolawi. Comment expliquer une telle différence ? Pour Thelwall, le dongolawi aurait emprunté une partie de son vocabulaire au vieux-nubien, ancêtre médiéval du nobiin. Car le vieux-nubien, dans lequel sont écrits la plupart des textes médiévaux, aurait été une langue de prestige prise comme modèle par les gens de Dongola.

Cette argumentation est immédiatement reprise et affinée par une linguiste allemande, Marianne Bechhaus-Gerst. En 1984, elle suggère que le nobiin est la langue la plus anciennement détachée de la famille, et donc celle qui s'est le plus différenciée des autres. Ses locuteurs se seraient installés sur les rives du Nil au plus tard au début de la XVIIIe dynastie d'Égypte, vers 1500 av. J.-C. Elle en veut pour preuve que les mots désignant « cheval » et « fer » sont différents dans le reste de la famille nubienne. Or ces deux innovations techniques venues du Moyen-Orient ont été introduites en Égypte, précisément sous la XVIIIe dynastie. L'étroite ressemblance du nobiin et du dongolawi, arrivé sur le Nil aux premiers siècles de notre ère, serait donc due à une influence du nobiin, si forte qu'elle aurait remodelé non seulement le vocabulaire, mais aussi la phonologie et la grammaire des nouveaux arrivants. On aurait ici un parfait exemple de ce que les linguistes appellent une « convergence » entre deux langues.

Or cette argumentation repose sur deux hypothèses fausses. Tout d'abord, dater la présence ancienne de locuteurs nobiin dans la vallée du Nil avec l'apparition de termes différents pour « fer » et « cheval » est contestable. Bien d'autres éléments de vocabulaire culturel en nobiin diffèrent du reste du nubien. Ainsi le mot désignant « chien » est múg en nobiin, mais wel en dongolawi. En tirera-t-on la conclusion que les ancêtres des locuteurs du nobiin s'installèrent sur le fleuve aux alentours du cinquième millénaire avant notre ère, avant la domestication du chien au Soudan ? De semblables déductions à partir des mots « lait », « épée », « maison », tous particuliers en nobiin, aboutiraient à des datations différentes.

Quant à la seconde hypothèse, la supposée convergence linguistique du dongolawi et du nobiin/vieux-nubien, elle repose sur l'idée que cette seconde langue occupait au Moyen Âge une position dominante, notamment parce qu'elle aurait été la seule langue nubienne écrite. Or le dongolawi ancien était aussi une langue écrite, ainsi que l'ont montré les récentes fouilles polonaises de Banganarti . Et les textes nobiin médiévaux retrouvés à Qasr Ibrim, en Nubie égyptienne, comportent de nombreux emprunts au dongolawi. Ce qui prouve que cette langue a exercé une réelle influence sur le vieux-nubien et non l'inverse.

Enfin, l'hypothèse de la convergence n'explique pas que les divergences lexicales entre les deux langues concernent principalement du vocabulaire de base : blanc, eau, montagne, nom, nuit, viande, etc. sont communs à toute la famille nubienne et au dongolawi, mais différents en nobiin. C'est pour cette raison que le nobiin et le dongolawi ne sont pas « intercompréhensibles ». Si la proximité des deux langues était due à une quelconque convergence linguistique, on s'attendrait que ce vocabulaire de base soit touché en premier. Pour les nécessités de la vie quotidienne, il serait bien plus utile de posséder des termes communs pour « viande » plutôt que pour « hippopotame ». Toutefois, le premier est différent en nobiin (áríj) et en dongolawi (kusu) , tandis que le second est presque identique dans les deux langues (respectivement erit et erid ). Manifestement, les nombreuses similitudes entre nobiin et dongolawi résultent d'une parenté et non d'une convergence linguistique.

Similitudes troublantes

D'où viennent alors ces mots spécifiques au nobiin, qui n'appartiennent pas au vieux fonds nubien ? Ils ont été empruntés, mais où ? Aucune langue actuellement parlée dans le nord du Soudan ne possède un vocabulaire comparable. Ils constituent donc le substrat d'une langue disparue, présente en Basse-Nubie au moment des invasions nubiennes, mais absente dans la région de Dongola puisqu'elle n'a pas influencé le dongolawi. Ce ne peut être le méroïtique défunt. Il était parlé dans toute la vallée du Nil, d'Assouan à Khartoum. Et bien que le méroïtique soit une langue très partiellement traduite, on connaît certains termes qui ressemblent au nubien commun, mais pas au nobiin : « eau » se dit par exemple attu en méroïtique, ottu en nubien du Kordofan mais ámán en nobiin.

Mes récentes enquêtes en Érythrée m'ont amené à m'intéresser à une langue parlée dans la région frontalière avec le Soudan, le nara. On sait par les témoignages des Grecs et des Éthiopiens que ses locuteurs, installés depuis des millénaires sur ce territoire, viennent anciennement du Nord-Soudan, car leur langue est une lointaine cousine du méroïtique et du nubien . Or il se trouve que la plupart des mots du substrat présent en nobiin ont souvent un correspondant très proche en nara (lire « Proximité entre nobiin et nara », ci-contre). Qui plus est, des similitudes troublantes ont été relevées par des archéologues italiens entre la poterie du groupe du Gash en Érythrée (vers 2500-1500 av. J.-C.) et celle du groupe C de Basse-Nubie . La culture du groupe du Gash a été attribuée aux ancêtres des Nara, établis depuis longtemps dans la région.

Dans ce cas, on comprend mieux d'où vient la proximité du nara et du substrat présent en nobiin : de la langue du groupe C. Les Nara sont très vraisemblablement une branche de la même population que celle du groupe C, qui a suivi le cours du Nil et celui de l'Atbara pour s'établir près de la région du Gash, il y a plus de trois mille ans. La langue du groupe C n'aurait donc pas disparu : elle se serait fondue dans le vieux-nubien, en lui léguant ces mots qui attestent encore aujourd'hui, dans le nobiin et dans le nara, d'une culture évanouie depuis des millénaires.

EN DEUX MOTS L'étymologie est en mesure d'apporter un éclairage sur les civilisations disparues, parce que les langues s'éteignent rarement sans laisser de traces. Ainsi, alors que l'on croyait la langue du groupe C de Basse-Nubie évanouie depuis des millénaires, on a retrouvé son substrat dans un parler nubien actuel, le nobiin, et dans une langue parlée aujourd'hui en Érythrée, le nara.